L’Odyssée 19/20 Le massacre des prétendants

Un valet présenta l’arc avec le carquois
Au premier prétendant pour lancer le tournoi.
C’était un arc immense avec double courbure
Et tous les prétendants tentèrent mais ne purent
Ni tirer de flèche ni même le bander.

Quand tous les candidats se furent succédé,
L’infortuné mendiant ainsi se fit entendre :
« Très illustres seigneurs, sans pour autant prétendre
Au doux prix du tournoi, je voudrais essayer
Cet arc, à mon tour, et tenter de le ployer
Pour voir si mes vieux bras sont encore capables
De tendre comme il faut cette arme redoutable. »
D’ un coup Antinoos se leva en colère :
« Misérable effronté ! Voyez ce pauvre hère !
Lamentable gueux qui devrait être en prison !
Le vin qu’on t’a donné t’a troublé la raison !
Quitte cette demeure où toujours tu te traînes !»
« Arrête, Antinoos, – interrompit la reine –
Ces paroles insultantes ! Et ce n’est pas à toi
D’ injurier les hôtes accueillis sous mon toit !
Car ce noble vieillard n’est pas du tout un rustre ;
Il est né autrefois d’une famille illustre
Et reste digne et fier malgré qu’il soit âgé ;
Que l’on passe cet arc à ce vieil étranger. »
La reine ayant ainsi apaisé la discorde,
Le mendiant saisit l’arc et joue avec la corde,
Y dépose une flèche et d’un geste étonnant,
Ainsi qu’un musicien accorde un instrument
Comme l’antique cithare ou la vibrante lyre,
Il bande sans effort l’arc puissant et tire !
La flèche, dans son vol, franchit les douze anneaux
Se plante dans le mur au milieu d’un panneau !
Ce double exploit arrache à toute l’assemblée
Des cris mêlés d’espoir et de peur affolée !
Pénélope, d’émoi, s’évanouit sur le champ ;
Télémaque et Eumée, ainsi que tous les gens
Qui au roi d’Ithaque sont encore fidèles,
D’un coup sentent en leur cœur comme une joie cruelle !
Quant aux prétendants ils sont frappés de stupeur ;
Ils n’ont rien compris mais une sourde frayeur
Les envahit soudain à mesure qu’ils devinent !
Sur les traits du mendiant, Athéna la divine
Fait subrepticement passer comme un rayon
Et, quand il retire d’un coup tous ses haillons,
Son manteau plein de trous et tous ses artifices,
Dans toute sa gloire paraît le roi Ulysse !!
« Chiens ! Votre impudence a atteint des sommets !
Vous ne pensiez pas que je revinsse jamais !
Sans redouter les dieux ni craindre ma colère,
Vous ruinez ma maison et faites bonne chère
Et même prétendez, toujours la poursuivant,
Epouser Pénélope, moi encore vivant !!
Minables profiteurs, sans force ni noblesse
Cherchant à abuser de sa digne détresse !
Mais vous allez enfin pâtir de mon courroux
Car Ulysse est ici et la mort est sur vous !! »

Les seigneurs affolés cherchent une porte ouverte
Mais déjà plusieurs traits du fils de Laërte
Jaillissent de son arc ! D’abord Antinoos,
Que transperce une flèche qui ne vient pas d’Eros,
S’écroule lourdement sur le sol du portique !
Dès lors, les prétendants, cédant à la panique,
Cherchent tous à s’enfuir mais trouvent devant eux
Télémaque et Eumée, armés et belliqueux
Qui les tiennent en respect à la pointe du glaive
Sous une pluie de flèches qui s’abat sans trêve
Et fauche des victimes ainsi qu’un vrai fléau !
De même qu’Héraclès abattant les oiseaux
Qui volaient au-dessus du lac Stymphale, Ulysse,
Furieux et animé d’une ardeur destructrice,
Poursuit les prétendants qui n’étaient pas atteints
Tout autour du palais, jusque dans les jardins !
L’emportement d’Ulysse est-il la conséquence
D’avoir trop attendu le jour de la vengeance ?
Il a fallu dix ans pour conquérir Ilion,
Et dix années d’errance et de tribulations,
De pièges, de combats, de trahisons, d’attaques
S’écoulèrent avant que le glorieux roi d’Ithaque,
Malgré vingt ans de plus, toujours aussi hardi,
Puisse enfin revenir au sein de son pays !
Il se laissait aller à sa fureur morbide
Et, lorsque son carquois finit par être vide,
Il poursuivait encor les derniers hobereaux
Brandissant un glaive ou bien un javelot !
Et longtemps les clameurs de la tuerie féroce,
Plaintes, gémissements et hurlements atroces,
Sinistres, ponctuaient la sanglante effusion.
Partout régnait une totale confusion ;
Le désordre en la salle était épouvantable :
Des cadavres gisaient partout parmi les tables
Qu’on avait renversées en projetant au sol
Tous les mets du banquet ; écuelles et bols,
Vases brisés jonchaient les dalles du portique
Et couvraient de déchets les belles mosaïques.
Le vin des coupes et des amphores se mêlait
Horriblement par terre au sang chaud qui fumait.

                                                                  à suivre