Le sultan, le sage et le bourricot
Autrefois un sultan, sur d’immenses provinces
Sans partage régnait d’un pouvoir absolu.
Fortune, palais, or, bijoux, harem, ce prince
Nageait dans les richesses et dans le superflu.
Gourmand et raffiné, il faisait bonne chère,
Adorait les banquets, les fêtes et les plaisirs,
Vivant comme un nabab plusieurs fois milliardaire
Et qui, gavé de tout, n’avait plus de désirs.
Or un jour au palais, l’agitation est grande :
On voit dans tous les sens courir des serviteurs,
Et du grand salon où les courtisans attendent
Monte une terrible et angoissante rumeur.
Enfin le chambellan, orné d’un collier d’ambre,
Vient informer la cour : le sultan n’est pas bien,
Il ne verra personne et gardera la chambre.
Vite on s’en va quérir docteurs et chirurgiens !
Mais le sultan renvoie d’un geste sans ambages
Tous ces cuistres et puis fait mander en son palais
Un homme renommé passant pour un grand sage
Qu’il désirait voir et consulter sans délai.
Bientôt est introduit dans la chambre princière
Un petit homme âgé d’un fort modeste aspect.
Sa mise est très simple mais son allure altière
Et son regard de feu impose le respect.
« Je t’ai fait convoquer, ô sage vénérable,
Pour avoir ton conseil dans une affaire d’état.
Il m’arrive en effet quelque chose d’effroyable
Bien pire qu’une révolte ou bien qu’un attentat !
Oui, depuis quelques temps, tout me semble inutile,
Je sens qu’un grand vide s’est emparé de moi,
Rien ne m’amuse plus ; tout m’apparaît futile…
Où est parti l’entrain que j’avais autrefois ?
Malgré tous mes pouvoirs et mes richesses inouïes,
Mes chasses, mes banquets, mes fêtes et mes galas,
Mon palais, mon harem, voilà que je m’ennuie
Et je compte sur toi pour me tirer de là ».
Le sage dit alors : « C’était bien prévisible,
Car tu t’occupes trop de ton vieux bourricot !
Et tu laisses dans une indigence terrible
Son pauvre cavalier sans rien pour son écot. »
« Mais que me chantes-tu, et que vient donc bien faire
Ta bourrique à propos de l’ennui qui me tient ?
J’attends de toi avis et conseils salutaires
Ou alors tu seras châtié comme il convient ! »
« Cette histoire, ô mon prince, est une simple image
Montrant la double nature de l’être humain.
L’âne est son corps charnel, lui explique le sage,
Et son cavalier qu’il mène par les chemins,
C’est l’âme et c’est l’esprit ; notre moi véritable,
Le maître qui conduit sa bourrique où il veut.
Presque tous l’ignorent, c’est vraiment lamentable
Et – pardon Majesté – mais vous faites comme eux :
Tous sont très occupés à contenter la bête
A gaver le baudet dans ses moindres désirs,
Sans jamais se soucier du cavalier squelette
Souffrant d’inanition au risque de périr. »
Le sultan, éclairé, dès lors mit en pratique
L’enseignement précieux reçu de son gourou,
Abdiqua, laissant tout, sauf sa blanche tunique,
Son vizir voulant bien lui succéder en tout.
On raconte qu’il vit près d’un petit village,
Priant et méditant, cultivant son jardin,
Que la paix et la joie brillent sur son visage
Et qu’il est plus heureux que le grand Saladin.
La cour avait repris sa vie depuis longtemps
Où chacun, insouciant, faisait ce qu’il lui plaît,
Mais un jour le vizir, devenu le sultan,
A son tour convoqua le sage en son palais…
Arnaud Jonquet juin 2015